Lundi 28 octobre 2024

La premiere ligne, une urgence


Ce n est pas le cas du Dr Antoine Groulx. Ce medecin de famille combine de rares expertises. Il soigne des patients en clinique, a ete sous ministre adjoint au ministere de la Sante et s est deja implique dans le comite jeunesse de la Federation des medecins omnipraticiens du Quebec (FMOQ), en plus d œuvrer comme chercheur et professeur.

Cette vue d ensemble, il la met au profit de ses lecteurs dans un court essai publie de facon independante l hiver dernier, qui a echappe au radar mediatique. L analyse est precieuse. Car les hauts fonctionnaires restent habituellement discrets, surtout dans les annees suivant leur depart.

Voila un excellent interlocuteur pour decortiquer la negociation qui s engage avec les medecins et le recul du gouvernement caquiste face a sa promesse que chaque Quebecois soit suivi par un medecin de famille.

Apres avoir commence a exercer a Gaspe, le Dr Groulx demenage a Quebec. Diplome en administration de la sante, il veut aussi soigner le systeme de sante lui meme. En 2013, il devient sous ministre adjoint aux services en premiere ligne. Il travaillera sous les gouvernements Marois et Couillard, avant de comprendre apres l election des caquistes que ses services ne sont pas les bienvenus.


Un retour en arriere s impose pour comprendre les debats actuels sur l acces aux medecins de famille.

Sous les liberaux, les omnipraticiens ont eu l impression de se faire brasser. Les caquistes ont voulu acheter la paix.  Et on en recolte les consequences aujourd hui , deplore t il.

L ancien ministre Gaetan Barrette voulait lier la remuneration des omnipraticiens a leur  productivite. Pour cela, il compterait leur nombre de visites.  Mais au Ministere, on lui a explique que c etait un indicateur inadequat pour la medecine de famille, raconte le Dr Groulx. Les raisons sont multiples. Par exemple, les cas plus lourds exigent une consultation longue, ce qui reduit le nombre de visites possibles dans une journee.

 

Le Dr Groulx et ses collegues proposent un indicateur plus sophistiqu3, qui mesure a la fois le nombre de patients pris en charge et leur acces reel a leur medecin. Car rien ne sert d etre inscrit sur papier si on n obtient pas de rendez vous.

Le ministre Barrette accepte. Il veut sevir contre ceux qui ne se rendent pas suffisamment disponibles pour leurs patients. Selon le Dr Groulx, cette proposition ne concernerait pas plus du cinquieme des medecins, apres avoir elimine diverses exceptions (conge de maladie ou de maternite, preretraite, patients atypiques, etc.).

Mais comme c est souvent le cas, la FMOQ choisit son interlocuteur. Les discussions etant penibles avec M. Barrette, elles passent par le bureau du premier ministre, le veritable patron. La menace sera finalement suspendue.

Selon la FMOQ, le probleme etait ailleurs. Des patients se rendaient eux memes a l urgence meme quand ce n etait pas necessaire. S ils ne voyaient pas leur medecin, c etait donc parfois de leur faute.

Tres bien, avait repondu M. Barrette. Montrez nous vos horaires (en protegeant les donnees personnelles). Mais la FMOQ y a vu une attaque contre son autonomie.

Ca jouait dur. Le Dr Groulx raconte avoir recu des courriels haineux et des lettres de menace de medecins.

Apres leur election, les caquistes sonnent la treve.  Il ne restait alors aucune poignee pour exiger quelque chose des omnipraticiens, regrette le Dr Groulx. Quelques semaines plus tard, il fera ses boites pour retourner a la pratique medicale, puis a l enseignement universitaire et a la recherche.

 

Les medecins font de leur mieux, insiste t il. Leur perspective est toutefois d abord clinique. Ils connaissent le patient devant eux. Ils peinent a avoir une vision d ensemble de leur profession et des patients qui leur echappent.

Je donne un exemple. Un de mes patients s est rendu a l urgence. Il y est mort, et je l ai appris seulement trois semaines plus tard.

Un autre enjeu est la clientele garantie des medecins. Cela leur enleve des incitatifs pour adapter leur pratique selon les besoins de la population.

Le Dr Groulx parle de son pere.  Quand il a commence sa pratique, il avait paye un medecin nouvellement retraite pour obtenir sa liste de patients. Aujourd hui, ce serait le contraire 

Au Quebec, les omnipraticiens passent en moyenne environ deux fois plus de temps hors de leur clinique que leurs collegues canadiens. Ils sont aussi ralentis par la paperasse. Et ils doivent traiter des patients qui n ont pas reussi a voir le medecin specialiste dont ils avaient besoin.

Dans son essai Il est grand le ministere de la vie, Antoine Groulx brosse un portrait du fameux mastodonte. Parmi les quelque 1800 employes (au moment de son depart) du ministere de la Sante, a peine 1 pourcent sont des medecins. La plupart travaillent dans les ressources humaines, l informatique, les affaires institutionnelles et les immobilisations.

A la Sante comme dans les autres ministeres, le sous ministre fait le lien entre le gouvernement et l administration. Sa politisation varie selon les individus. Des ambitieux peuvent etre tentes de plaire au pouvoir pour obtenir une promotion. D autres sont un peu moins diplomates.

Le Dr Groulx raconte l arrivee tonitruante de Gaetan Barrette en 2014.

Habituellement, la haute fonction publique offre un breffage au nouveau ministre. Mais dans son cas, c est lui qui voulait breffer ses fonctionnaires en arrivant en fonction.

La machine a la tache ingrate de convertir des promesses electorales, concues pour plaire, en reformes qui fonctionnent. Ca peut signifier de faire entrer des carres dans des cercles… En 2018, la CAQ promettait une attente maximale de 90 minutes a l urgence et de trois jours pour un medecin de famille. C etait absurde. On poussait les gens a aller a l urgence. On avait l impression qu elle se sentait prise avec cet engagement electoral.

Six ans plus tard, le gouvernement caquiste ajuste son discours. La negociation avec les medecins omnipraticiens et specialistes commence.

Les caquistes songent a ne promettre desormais un medecin de famille que pour les patients  vulnerables.  La recherche est pourtant claire, rappelle le Dr Groulx. Un patient gagne a etre suivi par un meme professionnel toute sa vie. Ca lui donne un ancrage dans le systeme de sante, pour recevoir des soins lorsqu il en a besoin. Et cela aide a faire de la prevention rappelons que pour un dollar depense en prevention, on economise au moins deux dollars. Il concede toutefois que ce suivi pourrait etre fait par un autre professionnel qu un medecin. Par exemple, un travailleur social, un pharmacien ou une infirmiere praticienne, souligne t il.

Pour lui, c est une evidence : le Ministere devrait etre gouverne en s appuyant davantage sur la recherche scientifique.

On sait ce qui fonctionne, mais trop souvent, on ne le fait pas. Il manque de donnees. Et il manque aussi la volonte de les utiliser.

Il n est pas contre la creation de l agence Sante Quebec.  C est une bonne idee, en principe, de separer les orientations qui releveront du Ministere et les operations gerees par l agence. Mais selon ce qu on peut voir, la premiere ligne apparait pour le moment negligee. J ai peur qu on s  enfonce dans notre vision hospitalocentriste. 

Autre ecueil : cette agence est creee dans un contexte de resserrement budgetaire. C est justement ce qui avait plombe les reformes de M. Barrette.

Le ministere de la Sante a un pouvoir limite, rappelle le Dr Groulx. Il est a la remorque du bureau du premier ministre, qui dicte les priorites. Et du Conseil du tresor, qui decide ses budgets.

 Ce n est pas un travail facile, resume le Dr Groulx. Comme le demontre son essai, plus que jamais, le Quebec a besoin d une vision appuyee sur la recherche pour colmater les failles de son systeme. Et pour cela, il sera impossible de plaire a tout le monde.